“Enfant, je n’ai manqué de rien, si ce n’est d’amour.”

Aussi loin que je me souvienne, j’avais cinq ans, je passais mes vacances chez mes grands-parents maternels qui géraient un café-restaurant dans une station balnéaire de la région Nantaise du nom: la bernerie en Retz.

Mes aïeux étaient des personnages à la Zola[1]. Mon grand-père creusois qui avait fait la guerre de 14.18 dans le corps d’armée des zouaves, est devenu cuisinier à son retour dans la vie civile. Il a appris son métier dans un palace parisien aujourd’hui disparu “Le Claridge” sur les Champs Élysées à Paris.

Ma grand-mère était d’origine paysanne très modeste, de parents vivant pauvrement de leur ferme. Une famille nombreuse, une sœur faible d’esprit, abusée par les hommes du village, y compris son père, qui profitaient de sa naïveté. Cette sœur fit naître trois enfants de plus.

Ma grand-mère, comme beaucoup de jeunes femmes issues de ces milieux défavorisés, montait à Paris comme bonne chez les bourgeois parisiens. A l’occasion du mariage d’une cousine Germaine de ma mère et d’un cousin germain de mon père en Bretagne, mes parents se rencontrèrent, et plus tard ils achetèrent un café-restaurant à Courbevoie . De cette union vont naître trois filles: l’aînée, ma mère Ginette, et ses deux sœurs: Lucienne et Yvette.

Ils vont tenir ce restaurant dans les années de guerre. Ma grand-mère pratiquait le marché noir pour pouvoir alimenter ses clients par de nombreux aller-retour en Bretagne. Leur établissement était le lieu de rencontre de la cellule communiste de la ville.

De mes grands-parents paternels, mes souvenirs sont plus vagues. Ils étaient des gens simples, très croyants, catholiques et pratiquants ayant trois enfants: mon père Jean Baptiste, un frère Maurice et une sœur Madeleine.

Ils exploitaient une ferme avec des vaches et un cheval. J’y ai passé aussi de très bons moments, mais c’était beaucoup moins mouvementé que chez mes grands-parents maternels.

Mon père montait à Paris pour retrouver sa belle qui travaillait au restaurant avec ses parents. Mes grands-parents lui louaient une chambre. Il s’est fait recruter par le célèbre restaurant parisien Maxime comme caviste. C’est là qu’il a débuté sa carrière dans le secteur de la gastronomie française.

Mes parents se marièrent et de cette union vont naître mon frère aîné et moi-même. Nous intégrerons, mon frère et moi, dans la vie de ce café restaurant et je me plais à dire que je suis, comme Obélix, tombé dans la potion magique quand j’étais tout petit.

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Mon frère est né deux ans avant moi. Il avait 15 ans quand ma mère est tombée à nouveau enceinte. Ça n’arrangeait pas les affaires de ma chère maman. A l’époque, les moyens de contraception n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui. Elle avait peu de solutions, si ce n’est provoquer une fausse couche. La recette la plus courante consistait à introduire dans le vagin un instrument tranchant (peut être un aiguille à tricoter) pour percer la poche amniotique, ou peut-être une autre manière de faire moins barbare.

« Je n’ai jamais eu confirmation de ce que je soupçonne », si c’est le cas je me bien accroché et c’est ainsi que je suis né.  Je suis né le 27 juillet 1951, mais avec une surdité et une malformation de l’oreille droite. J’étais un enfant non désiré et avec un petit handicap. Pas simple comme démarrage dans la vie, ni pour moi ni pour ma génitrice.

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Je n’ai pas de souvenirs précis des cinq premières années de ma vie. Par contre, j’ai commencé à comprendre que je n’étais pas comme les autres, quand je fis la rentrée à l’école maternelle.

Il n’y a pas plus cruel qu’un enfant et surtout quand ils sont plusieurs et je vais vite en faire les frais. Mon poids en surcharge, l’oreille atrophiée, le zézaiement (qui plait beaucoup aujourd’hui que je suis adulte) et pour couronner le tout, ma myopie!

Et ça ne suffisait pas! A ma première visite médicale pré-scolaire, le praticien diagnostiquait ectopie testiculaire double (position anormale en dehors des bourses des testicules). Dieu merci, ça c’est arrangé depuis!

Tout cela a fait de moi un enfant taciturne, caractériel et solitaire.

Ma mère assumait très mal mes handicaps et inconsciemment tout cela rejaillit sur nos rapports très complexes entre amour et rejet. Une énorme culpabilité pour elle, et pour moi de la rancœur.

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En mon for intérieur, je sentais sûrement son sentiment de culpabilité. Nos rapports étaient compliqués sans que nous puissions mesurer pourquoi. Son comportement à mon égard était pesant. Je me souviens d’un incident qui peut illustrer cette pesanteur. Nous nous trouvions à Paris dans le métro et un jeune garçon regardait avec beaucoup d’insistance mon oreille.

Ma mère, s’en apercevant, m’a pris violemment par les épaules et a lancé à ce gamin et à ses parents :  » Vous l’avez pas bien vu ? Allez-y regardez-le mieux ! ». J’étais bourré de complexes, je me sentais agressé par le regard des autres. Pour moi et pour se donner bonne conscience, ma mère décida de me faire opérer….et le parcours du combattant commença.

Entre l’âge de six et de dix ans, j’ai passé toutes mes vacances scolaires à l’hôpital Foch de Suresnes, au service des grands brûlés, dirigé par un grand professeur en chirurgie réparatrice.

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Aussi bizarre que cela puisse paraître malgré la souffrance imposée par les opérations, j’ai vécu de très bons moments à l’hôpital. J’ai côtoyé des malades ayant subi des mutilations horribles aux yeux de l’enfant que j’étais. Des personnes enfants et adultes mutilées, le visage brûlé, le corps ravagé par le feu ou des accidents. J’ai été opéré une douzaine de fois avec prélèvements de peau et de cartilage sur ma petite carcasse d’enfant. Il me reste cinq belles cicatrices qui embellissent mon superbe corps d’Apollon. Tout ça pour fabriquer une oreille qui rappelle celles de beaucoup de rugbymen. Ça me permettait d’inventer un personnage plus glorieux que celui que je suis lorsque des gens bêtement curieux me posaient des questions.

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J’ai plutôt subi mes jeunes années à l’école, de la maternelle aux classes primaires et ensuite jusqu’au secondaire où mes souvenirs sont très vagues.

Je n’avais aucun goût pour les études. Je passais mon temps en classe à rêvasser plus qu’à être attentif à l’enseignement de mes maîtres.

Je daignais sortir de mon mutisme et de mes rêveries uniquement pendant les cours d’histoire – la seule matière qui m’intéressait – et pour les dictées avec ma professeur de français. Elle était assise en hauteur par rapport à ma table. Les seins quasiment sur ma tête. A chaque faute de grammaire ou autre, je décollais de ma chaise à cause d’un tirage de joue exécuté avec délectation par ma charmante professeure. Aussi étonnant que cela paraisse, je retrouvais par miracle les règles, pluriel et autres erreurs! Pas très orthodoxe comme méthode mais efficace!

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J’avais une marque bleue sur cette joue gauche et ça ne choquait personne ni ma famille ni l’entourage. Les temps ont bien changé : si l’on faisait le dixième de ces brimades à nos charmants chérubins actuels, les réactions parentales seraient bien différentes !

Mais je suis tout de même très reconnaissant à mon enseignante, elle me permet aujourd’hui de pouvoir communiquer par écrit même si je n’ai pas retenu toute cette instruction inculquée de façon musclée. J’ai compensé mon manque de goût pour les études par une grande curiosité et une passion pour la lecture. Après la 4ème année avant le BEPC, ma mère a pris conscience de l’inutilité d’insister dans cette voie. Elle décida de me faire quitter cet établissement privé dirigé par ma professeur de français et son époux, un prof de mathématiques, certes efficace mais très cruel.

Ils étaient amoureux de leur métier mais sûrement pas des élèves auxquels ils enseignaient. C’est ravi de cette décision, que je quittais mes tortionnaires après cinq années passées à leurs côtés.

[1] Un écrivain français